Le problème de l'isolement carcéral et de l'incarcération politique demeure l'un de ceux les plus méconnus de Turquie. Il se trouve pourtant à la croisée des chemins de toute une série d'autres questions cruciales : question kurde, l'héritage du coup d'État de 1980 et l'impossibilité d'exister politiquement dans des pans entiers de la société civile.
"F-tipi"
L'isolement carcéral est une technique mise au point par les nazis à l'aube de la seconde guerre mondiale et qu'ils utilisaient contre ceux qui, à leurs yeux, représentaient une menace pour le régime. Ceux qui ont lu la nouvelle du romancier autrichien Stefan Zweig, "Le Joueur d'échecs", en partie autobiographique, comprendront aisément de quoi il retourne et quels sont les mécanismes insidieux utilisés pour détruire psychologiquement un prisonnier.
Par la suite, l'isolement carcéral a été remis au goût du jour, notamment par les États-unis qui le pratiquent désormais aussi bien à domicile qu'à Guantánamo.
En Europe, l'isolement carcéral se pratique dans des sections spéciales de prisons autant en Espagne qu'en Allemagne, a fortiori quand l'incarcération revêt une dimension politique comme pour le problème basque. Il est aussi pratiqué lorsque des méthodes d'incarcération spéciales échappant à toute règle explicitement prévue par la loi se mettent en place comme nous avons pu le constater en Belgique.
En Turquie, l'isolement est systématisé et pratiqué à grande échelle sur l'ensemble du territoire dans les fameuses prisons dites de "type-F". Il y en a 13 en tout. C'est un projet qui a été planifié et étudié par le régime depuis au moins une bonne vingtaine d'années dans le but de "discipliner" voire de "rééduquer" les militants récalcitrants après le coup d'État (il était déjà prévu explicitement dans la loi de lutte contre le terrorisme de 1991 - article 16). Cependant, son application systématique date de la fin de l'année 2000.
A l'heure où ces lignes sont écrites, il existe en Turquie des personnes arrêtées et écrouées depuis la seconde moitié des années 90 et qui n'ont jamais quitté la détention parce qu'elles ont été convaincues d'appartenance à une organisation illégale sachant que pour cela, il suffit d'avoir été surpris en possession de tracts interdits. Aujourd'hui, elles sont pour la plupart en type-F.
Marketing ministériel
Depuis les premières tentatives d'introduction de ce type d'établissement, le discours des gouvernements turcs successifs ont toujours été mensongers. Pour les rendre conformes avec leurs ambitions européennes, les prisons de type-F ont été présentées comme une "amélioration" eu égard aux autres types d'établissements pénitentiaires. Il est même possible que des fonds de préadhésions accordés par l'Union européenne aient pu servir à en financer la construction dans la mesure où toute une série de critiques existaient déjà sur les établissements "classiques" comme la surpopulation carcérale par exemple.
Il est bien évident que la construction de 13 prisons de type-F n'a pas été destinée à réformer l'ensemble du système pénitentiaire turc. De plus, il existe d'innombrables rapports d'ONG comme ceux de l'İHD, la principale association turque de défense des droits de l'homme, ou ceux de l'Union des Médecins Turcs (TTB) qui sont sans équivoques sur les conséquences d'une détention en type-F.
Non seulement, la prison de "type-F" n'est pas un stade évolutif dans le modèle de construction des prisons en Turquie puisque les autres établissements demeurent en activité mais en outre tout indique qu'ils sont réservés à une incarcération spécialisée, c'est-à-dire, principalement destinée aux délits politiques. Il n'y a aucun hasard à y retrouver essentiellement les militants pro-kurdes, ceux de la gauche non-nationaliste ou même des militants d'associations de défense des droits de l'homme.
Tout ceci est à mettre en contraposition avec le rapport d'enquête du ministère turc de la Justice dont il a été question en décembre dernier dans le quotidien today's zaman, soit la version anglophone du quotidien zaman très proche de l'actuel gouvernement, et qui affirme sans vergogne qu'aucune plainte au sujet de torture ou de mauvais traitement n'a été déposée durant les cinq dernières années (sic) ou même que les prisonniers qui auparavant protestaient contre l'incarcération en cellule d'isolement individuel ont montré qu'ils se sont adaptés à leurs cellules et n'en ont pas été particulièrement incommodés (sic).
L'information est tellement grossière et éhontée qu'elle semble n'avoir été produite qu'à destination de l'étranger. On ne retrouve par cette information dans la presse principale de langue turque. Il ne s'agit pas seulement d'un banal mensonge visant à présenter un beau bilan de la législature AKP, c'est surtout une preuve de mépris ouvertement affiché pour le combat mené par l'associatif turc et pour les souffrances subies par les prisonniers politiques ainsi que par leurs proches.
Il suffit littéralement de se baisser pour ramasser des contre-exemples. Ainsi, sur les 51 cas de torture recensés par l'İHD dans les établissements pénitentiaires pour le premier semestre de 2007, on peut citer ; Cem Dinç, le président général du Limter-İş (syndicat des chantiers navals), Halil Dinç, le directeur d'information de Özgür Radyo et un autre prisonnier du nom de Feyzullah Eraslan battus par des gardiens à la seconde prison de type-F de Tekirdağ le 15 janvier ; Ali Adıman et Ahmet Karakaya, tous deux d'origines kurdes à leur tour battus par les gardiens à la prison de type-F de Bolu au mois d'avril ou encore, à la même période, Emrah Yayla qui a été déshabillé de force par les gardiens de la prison de type-F de Kürkçüler et à qui l'on a fait subir la falaka (torture sur la plante des pieds). Il y a des dizaines d'autres cas mentionnées auquels viennent s'ajouter tous ceux dont on n'entendra jamais parler car l'information n'a pas pu se frayer un chemin à travers les filtres disposés autour de ces prisons.
Prisonniers politiques
Du point de vue de la loi turque, "type-F" ne désigne rien de particulier (cf : la loi au sujet de l'application des peines et des mesures de sécurité et sa traduction). On y parle seulement d'établissements d'application des peines fermés de haute sécurité c'est-à-dire le nec plus ultra du centre de détention. Il s'agit bien évidemment de la même chose mais ceci montre que, légalement, la prison de type-F n'est rien d'autre que le dernier degré de la sécurité carcérale.
Deux types de prisonniers peuvent se retrouver dans pareil établissement : ceux qui ont été condamnés à une peine de prison à perpétuité aggravée, un sophisme qui remplace "peine de mort" depuis son abolition, et ceux qui ont été condamnés dans le cadre de la fondation ou de l’administration d’une organisation à vocation criminelle ou dans le cadre de l’activité de cette organisation, en d'autres termes, toute personne convaincue d'appartenir à une organisation illégale [ibidem ; article 9 §2]. L'écrasante majorité du contingent de ces prisons appartient évidemment à la seconde catégorie qui sert entre autres de base légale à la criminalisation politique puisque les revendications en faveur de droits sociaux, économiques ou culturels sont souvent assimilées à du terrorisme. On peut donc dire que la lutte politique et sociale y est mise de facto sur un pied d'égalité avec la pire criminalité, et ce, indépendamment de la durée de la peine, comme le précise la loi.
Un autre aspect qui est explicitement évoqué dans la loi est la "rééducation" qui apparaît sous la forme de "méthode (ou programme) d'amélioration" [iyileştirme yöntemi] et qui consiste essentiellement en un abondant lavage de cerveau patriotique comme en témoignent souvent les anciens prisonniers. Il existe tout un mécanisme sournois de sanctions pour ceux qui le refusent, ce qui aggrave encore davantage la détention.
Un des effets pervers de la lutte contre l'isolement, pourtant absolument nécessaire pour arracher un peu d'humanité dans ce cadre particulièrement répressif, c'est qu'elle occulte - en partie au moins - la vérité fondamentale qui se dégage de cette pratique : l'immense majorité des prisonniers isolés le sont pour des raisons politiques.
Or, la vraie solution à ce problème ne pourrait être qu'une amnistie pure et simple. Et pour tout dire, telle que la situation se présente, on en est à des années lumières puisque dans la culture politique turque, la recherche du compromis équivaut à une abstraction insignifiante. Ce ballon de baudruche que constitue la discussion autour d'une nouvelle constitution civile (voir ce topic) révèle d'ailleurs exactement la même chose.
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L'isolement carcéral est une technique mise au point par les nazis à l'aube de la seconde guerre mondiale et qu'ils utilisaient contre ceux qui, à leurs yeux, représentaient une menace pour le régime. Ceux qui ont lu la nouvelle du romancier autrichien Stefan Zweig, "Le Joueur d'échecs", en partie autobiographique, comprendront aisément de quoi il retourne et quels sont les mécanismes insidieux utilisés pour détruire psychologiquement un prisonnier.
Par la suite, l'isolement carcéral a été remis au goût du jour, notamment par les États-unis qui le pratiquent désormais aussi bien à domicile qu'à Guantánamo.
En Europe, l'isolement carcéral se pratique dans des sections spéciales de prisons autant en Espagne qu'en Allemagne, a fortiori quand l'incarcération revêt une dimension politique comme pour le problème basque. Il est aussi pratiqué lorsque des méthodes d'incarcération spéciales échappant à toute règle explicitement prévue par la loi se mettent en place comme nous avons pu le constater en Belgique.
En Turquie, l'isolement est systématisé et pratiqué à grande échelle sur l'ensemble du territoire dans les fameuses prisons dites de "type-F". Il y en a 13 en tout. C'est un projet qui a été planifié et étudié par le régime depuis au moins une bonne vingtaine d'années dans le but de "discipliner" voire de "rééduquer" les militants récalcitrants après le coup d'État (il était déjà prévu explicitement dans la loi de lutte contre le terrorisme de 1991 - article 16). Cependant, son application systématique date de la fin de l'année 2000.
A l'heure où ces lignes sont écrites, il existe en Turquie des personnes arrêtées et écrouées depuis la seconde moitié des années 90 et qui n'ont jamais quitté la détention parce qu'elles ont été convaincues d'appartenance à une organisation illégale sachant que pour cela, il suffit d'avoir été surpris en possession de tracts interdits. Aujourd'hui, elles sont pour la plupart en type-F.
Marketing ministériel
Depuis les premières tentatives d'introduction de ce type d'établissement, le discours des gouvernements turcs successifs ont toujours été mensongers. Pour les rendre conformes avec leurs ambitions européennes, les prisons de type-F ont été présentées comme une "amélioration" eu égard aux autres types d'établissements pénitentiaires. Il est même possible que des fonds de préadhésions accordés par l'Union européenne aient pu servir à en financer la construction dans la mesure où toute une série de critiques existaient déjà sur les établissements "classiques" comme la surpopulation carcérale par exemple.
Il est bien évident que la construction de 13 prisons de type-F n'a pas été destinée à réformer l'ensemble du système pénitentiaire turc. De plus, il existe d'innombrables rapports d'ONG comme ceux de l'İHD, la principale association turque de défense des droits de l'homme, ou ceux de l'Union des Médecins Turcs (TTB) qui sont sans équivoques sur les conséquences d'une détention en type-F.
Non seulement, la prison de "type-F" n'est pas un stade évolutif dans le modèle de construction des prisons en Turquie puisque les autres établissements demeurent en activité mais en outre tout indique qu'ils sont réservés à une incarcération spécialisée, c'est-à-dire, principalement destinée aux délits politiques. Il n'y a aucun hasard à y retrouver essentiellement les militants pro-kurdes, ceux de la gauche non-nationaliste ou même des militants d'associations de défense des droits de l'homme.
Tout ceci est à mettre en contraposition avec le rapport d'enquête du ministère turc de la Justice dont il a été question en décembre dernier dans le quotidien today's zaman, soit la version anglophone du quotidien zaman très proche de l'actuel gouvernement, et qui affirme sans vergogne qu'aucune plainte au sujet de torture ou de mauvais traitement n'a été déposée durant les cinq dernières années (sic) ou même que les prisonniers qui auparavant protestaient contre l'incarcération en cellule d'isolement individuel ont montré qu'ils se sont adaptés à leurs cellules et n'en ont pas été particulièrement incommodés (sic).
L'information est tellement grossière et éhontée qu'elle semble n'avoir été produite qu'à destination de l'étranger. On ne retrouve par cette information dans la presse principale de langue turque. Il ne s'agit pas seulement d'un banal mensonge visant à présenter un beau bilan de la législature AKP, c'est surtout une preuve de mépris ouvertement affiché pour le combat mené par l'associatif turc et pour les souffrances subies par les prisonniers politiques ainsi que par leurs proches.
Il suffit littéralement de se baisser pour ramasser des contre-exemples. Ainsi, sur les 51 cas de torture recensés par l'İHD dans les établissements pénitentiaires pour le premier semestre de 2007, on peut citer ; Cem Dinç, le président général du Limter-İş (syndicat des chantiers navals), Halil Dinç, le directeur d'information de Özgür Radyo et un autre prisonnier du nom de Feyzullah Eraslan battus par des gardiens à la seconde prison de type-F de Tekirdağ le 15 janvier ; Ali Adıman et Ahmet Karakaya, tous deux d'origines kurdes à leur tour battus par les gardiens à la prison de type-F de Bolu au mois d'avril ou encore, à la même période, Emrah Yayla qui a été déshabillé de force par les gardiens de la prison de type-F de Kürkçüler et à qui l'on a fait subir la falaka (torture sur la plante des pieds). Il y a des dizaines d'autres cas mentionnées auquels viennent s'ajouter tous ceux dont on n'entendra jamais parler car l'information n'a pas pu se frayer un chemin à travers les filtres disposés autour de ces prisons.
Özkan Güzel a été arrêté en train de distribuer des tracts dans un quartier d'İstanbul à la fin des années 90. Pour cela, il a été condamné à plus de 20 ans de prison. Il a effectué quatre années dont les deux dernières en type-F. Il souffre aujourd'hui du syndrôme de Wernicke-Korsakoff car il a été alimenté de force suite à la grève de la faim qui lui a permis de sortir avant de rejoindre l'Europe où il a reçu l'asile politique.
Prisonniers politiques
Du point de vue de la loi turque, "type-F" ne désigne rien de particulier (cf : la loi au sujet de l'application des peines et des mesures de sécurité et sa traduction). On y parle seulement d'établissements d'application des peines fermés de haute sécurité c'est-à-dire le nec plus ultra du centre de détention. Il s'agit bien évidemment de la même chose mais ceci montre que, légalement, la prison de type-F n'est rien d'autre que le dernier degré de la sécurité carcérale.
Deux types de prisonniers peuvent se retrouver dans pareil établissement : ceux qui ont été condamnés à une peine de prison à perpétuité aggravée, un sophisme qui remplace "peine de mort" depuis son abolition, et ceux qui ont été condamnés dans le cadre de la fondation ou de l’administration d’une organisation à vocation criminelle ou dans le cadre de l’activité de cette organisation, en d'autres termes, toute personne convaincue d'appartenir à une organisation illégale [ibidem ; article 9 §2]. L'écrasante majorité du contingent de ces prisons appartient évidemment à la seconde catégorie qui sert entre autres de base légale à la criminalisation politique puisque les revendications en faveur de droits sociaux, économiques ou culturels sont souvent assimilées à du terrorisme. On peut donc dire que la lutte politique et sociale y est mise de facto sur un pied d'égalité avec la pire criminalité, et ce, indépendamment de la durée de la peine, comme le précise la loi.
Un autre aspect qui est explicitement évoqué dans la loi est la "rééducation" qui apparaît sous la forme de "méthode (ou programme) d'amélioration" [iyileştirme yöntemi] et qui consiste essentiellement en un abondant lavage de cerveau patriotique comme en témoignent souvent les anciens prisonniers. Il existe tout un mécanisme sournois de sanctions pour ceux qui le refusent, ce qui aggrave encore davantage la détention.
Un des effets pervers de la lutte contre l'isolement, pourtant absolument nécessaire pour arracher un peu d'humanité dans ce cadre particulièrement répressif, c'est qu'elle occulte - en partie au moins - la vérité fondamentale qui se dégage de cette pratique : l'immense majorité des prisonniers isolés le sont pour des raisons politiques.
Or, la vraie solution à ce problème ne pourrait être qu'une amnistie pure et simple. Et pour tout dire, telle que la situation se présente, on en est à des années lumières puisque dans la culture politique turque, la recherche du compromis équivaut à une abstraction insignifiante. Ce ballon de baudruche que constitue la discussion autour d'une nouvelle constitution civile (voir ce topic) révèle d'ailleurs exactement la même chose.
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