Plus que de similitude, c’est de parenté dont il s’agit et on aurait tort de penser que ce ne serait le fait que d’une voie marginale, d’une tendance tardive empruntée à un moment particulier de l’histoire ou d’une frange spécifique de la société turque. Typiquement “l’extrême-droite”, les “loups gris”, le MHP ou d’autres.
Passé ce constat, il est alors peut-être temps de faire le lien entre ces épiphénomènes et leur terreau originel, c’est-à-dire la pensée de Mustafa Kemal comme héritage suprême de la Turquie contemporaine.
Le nationalisme kémaliste peut se voir comme une recherche de la pureté dans l’absolu et à plusieurs niveaux.
Pureté territoriale
Tout d’abord, c’est une pureté nationale des habitants vivant sur le territoire nouvellement constitué par l’évincement des identités concurrentes.
Raul Hilberg dans ses travaux avait distingué trois phases graduelles appliquées à l’encontre de l’identité juive en Europe dont la Shoah représentait le stade ultime, la solution finale.
En reprenant l’énonciation de ces étapes, on pourrait les résumer comme suit : “tu ne peux pas vivre parmi nous comme x”, “tu ne peux pas vivre parmi nous” et enfin “tu ne peux pas vivre”. Conversion, expulsion, annihilation [1].
Ces trois processus d’exclusion des identités hétérogènes ont tous été mis en application par le nationalisme turc naissant mais sans suivre forcément cette linéarité progressive. L’une des raisons étant qu’il a été déployé à l’encontre de plusieurs communautés à des intensités différentes. La conversion ne se limite bien entendu pas à son aspect religieux, elle peut aussi toucher à l’identité culturelle et à la langue.
L’extermination, on le sait, a touché essentiellement la minorité arménienne. Plus tard, le nationalisme turc sous la forme particulière du kémalisme a poursuivi abondamment l’application des deux premières formes d’exclusion pour accomplir la pureté territoriale en Anatolie.
Cela étant, des Arméniens ont continué à être massacrés par la suite, comme à l’occasion des révoltes fomentées par les kémalistes à l’intérieur de la Cilicie française. Lors de ce qui est traditionnellement appellé “la guerre d’indépendance” en Turquie, Mustafa Kemal désigne alors “les Chrétiens” comme l’ennemi par opposition aux populations musulmanes (ou définies musulmanes) de l’Anatolie. Les Arméniens constituent donc des cibles de choix [2].
Dès la première seconde, le kémalisme a été une idéologie raciste, fondée sur l’assimilation forcée et la pureté d’un espace turc à bâtir. Et il ne saurait en être autrement car il est lui-même issu du bain nationaliste des Jeunes Turcs qui en ont énoncé les premiers contours. La nouveauté du kémalisme résidant dans l’invention d’une Turquie [Türkiye] comme espace majoritairement peuplé de Turcs, écumé des populations non-musulmanes et programmant l’assimilation des musulmans hétérogènes. Des recherches ont démontré que cette vision au sein du kémalisme n’était pas une “perversion” ou un “dévoiement” du pouvoir mais bien un modèle complètement parachevé à ses débuts [3].
Mustafa Kemal n’a pas pris part au génocide arménien car il avait été affecté sur le front des Dardanelles. C’est ce qui lui donna l’opportunité de prendre le pouvoir plus tard (car il apparaissait notamment comme quelqu’un n’étant pas mêlé aux grands procès qui ont suivi) et de continuer le projet d’homogénéisation du Lebensraum turc entamé par ses prédécesseurs.
Par la suite, cette politique sera maintenue avec les explusions massives des Grecs d’Anatolie qui dépassèrent le million d’individus.
L’Anatolie débarrassée en grande partie de ses éléments chrétiens : Grecs, Arméniens, Syro-Chaldéens,... il restait encore à s’occuper de l’uniformisation de ceux qui y étaient restés.
Pureté de la race
L’un des critères qui définit la nation selon le kémalisme est “l’unité de race et d’origine” [ırk ve menşe birliği] qui coexistent à côté d’autres unités telles que “la langue”, “les liens de sang moraux”, etc... Cette assertion peut être vérifiée le plus simplement du monde sur le site du ministère turc de la culture et du tourisme en français dans le texte.
Au cours des années 30, Mustafa Kemal s’était entouré d’un certain nombre de “penseurs” censés fournir le bric-à-brac idéologique donnant légitimité à son régime.
La théoricienne chargée de prouver le caractère exceptionnel de la race turque ne sera autre que l’une de ses filles adoptives connues sous le nom d’Afet İnan qui écrira une thèse s’appuyant sur les théories racistes de l’époque [4]. Encore aujourd’hui, beaucoup de Turcs prennent très au sérieux ces études qui s’inscrivent dans cette tendance et qui consistent notamment à mesurer des crânes [5].
Très vite, il faudra prouver que les Turcs sont un peuple aryen au même titre que les Allemands, les Italiens, etc... pour justifier leur ancrage au sein de la civilisation. En l’occurrence, on fera usage de davantage de malhonnêteté intellectuelle encore pour faire coller la réalité aux thèses chères au fascisme [6].
La jeune Turquie kémaliste était alors mûre pour voir apparaître ce que l’on a appellé la théorie de la langue du Soleil [Güneş Dil] qui stipulait doctement que la langue turque n’était rien de moins que la mère de toutes les autres : la langue originelle. Afet İnan joua une fois de plus un rôle prépondérant dans cette voie en ajoutant sa signature aux recherches allant dans ce sens à côté d’autres pointures du régime kémaliste.
Pureté linguistique
C’est précisément dans cette perspective que le Türk Dil Kurumu fut fondé. Il s’agit d'un institut créé à l’initiative de Mustafa Kemal et censé reconstituer une langue turque originelle, épurée de ses emprunts arabe, persan ou européen. Le nom de cette sorte de novlangue est éloquent puisqu’il ne s’agit rien de moins que du “turc pur” [öz türkçe] où le lexique recensé est considéré – chimériquement, il faut bien le dire – de création totalement turque. Par ailleurs, à ce jour, personne ne parle couramment le “turc pur”.
L’article 134 de l’actuelle constitution turque consacre pleinement l'Institut de la Langue turque comme institution publique aux côtés des deux autres consacrés à l’Histoire et à la Culture, pareilles initiatives de Mustafa Kemal. C’est notamment au sein de telles institutions profondément kémalistes que l’on voit apparaître des personnages tels que Yusuf Halaçoğlu, certes connu comme un négationniste de la question du génocide arménien, mais également comme l’auteur de thèses racialo-historiques. On citera au hasard “l’inexistence” des Kurdes ou bien encore la conversion des Arméniens à l’origine des Alévis [7].
De cette manière, les Turcs ne sont pas présentés seulement comme un peuple différent, c’est surtout un peuple qui a conservé le caractère originel de sa langue - outre celui de sa race au-delà du métissage - ce qui amène à la dernière étape de ce cheminement nationaliste : le classement inter-racial.
Supériorité
La pureté “acquise” sur le plan “épistémologique”, le discours peut alors s’orienter sur la supériorité de la nation turque.
Lors du dixième anniversaire de la fondation de la République, Mustafa Kemal devenu Atatürk veut marquer le coup et fait composer un chant connu sous le nom d’Onuncu Yıl Marşı. Littéralement : la Marche de la Dixième Année. À ce jour, ce chant est inculqué à l’écolier turc au même titre que l’hymne national. Il s’agit en fait d’un panégyrique où il est question des Turcs dont les poitrails sont les remparts de bronze de la République et de la patrie pure dont la carte a été dessinée avec le sang [turc]. La supériorité du Turc y est entre autre affirmée de manière explicite comme suit : « Türk'üz bütün başlardan üstün olan başlarız » que l’on peut traduire par « nous sommes Turcs, les premiers d’entre les premiers » (litt. : « nous sommes Turcs, les têtes au-dessus de toutes les têtes ») [8].
À côté de cela, on trouve toute une série de citations attribuées à Mustafa Kemal qui attestent de la supériorité de la nation turque [9] :
« Je connais les nations occidentales, toutes les nations du monde. Je connais les Français, je connais personnellement les Allemands, les Russes et toutes les nations du monde. Ces rencontres, je les ai faites au front, sous le feu. Face à la mort. Je peux vous le garantir en jurant que la force morale de notre nation est plus forte que celle de tous les nations »
« La nation turque est supérieure à toutes les nations tant dans l’héroisme que le talent et la dignité »
Ceci ne se veut qu’une esquisse brève de la parenté entre le fascisme originel et le kémalisme tel qu’il a été initié, l’hérédité des systèmes totalitaires qui le concerne. On ne saurait assez écrire à ce propos et à vrai dire, il y aurait beaucoup de choses à énumérer. Hamit Bozarslan cite notamment les délégations dépéchées par Mustafa Kemal auprès de l’Italie fasciste et de l’URSS stalinienne dans une quête d’inspiration pour la fondation de son propre régime [10]. C’est sans doute l’une des meilleures illustrations mais elle est loin d’être la seule.
Il y a maintenant deux choses à signaler. Tout d’abord la neutralité de la Turquie durant la Seconde Guerre mondiale, ce qui a impliqué que ce régime se soit inscrit dans une certaine continuité sans jamais avoir pu être relativisé. Ensuite, l’intangibilité du mythe kémaliste dogmatisé au point le plus haut que l’on puisse imaginer par l’État (et plus particulièrement l’État militaire) mais aussi renforcé sans doute par ce regard appréciateur de l’Occident qui y cherche non pas une source d’inspiration mais un reflet satisfaisant.
Il est clair que l’accomplissement d’une Anatolie démocratique ne pourra se faire que par la rupture nette du kémalisme, mais aussi de tous ses symboles et références. Si l’on en croit la sagesse d’Héraclite né sur ses terres, ce processus, bien qu'urgent, s’accomplira un jour ou l'autre. En revanche, cela risque de prendre du temps.
1/2KL
Notes :
[1] Raul HILBERG, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 2006.
[2] Vahe TACHJIAN, La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie - aux confins de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak (1919-1933), Paris, Éditions Karthala, 2004, p. 127 ; p. 184.
[3] Sur la constance de l’idéologie kémaliste : Vahe TACHJIAN, op. cit., pp. 184-189 ; lequel cite notamment Mardin ŞERİF, Religion and securlarism in Turkey in The Modern Middle East : A reader, édité par Albert HOURANI, Philip S. KHOURY et Mary C. WILSON, Londres, 1993, pp. 347–371.
[4] Afet İNAN, L’Anatolie, le pays de la Race Turque. Recherches sur les caractères anthropologiques des populations de la Turquie, Genève, 1939.
[5] Il en est ainsi par exemple du professeur Mehmet Yaşar İşcan, professeur d’un département de médecine à l’Université d’İstanbul qui avait révélé très naturellement la conclusion de ses recherches sur la pureté de la race turque, dite “aryenne” [ari ırk Türk] dans la revue Tempo.
[6] Bernard LEWIS, The emergence of Modern Turkey, New York, Oxford University Press, 1961, p. 360.
[7] À titre d'exemples : les spéculations de Yusuf Halaçoğlu sur l’origine supposée des Kurdes dans Radikal 20/08/2007 ou bien celles sur la désormais très classique pseudo-origine turque des Étrusques et donc, par extension, de toute la civilisation romaine dans Radikal 08/06/2007.
[8] Les sites officiels reprenant l’Onuncu Yıl Marşı sont légions mais on peut la consulter, par exemple, sur le site du gouvernorat d’İstanbul.
[9] Ces citations sont traduites, tirées de biographies citées et consultables elles aussi sur le site du ministère turc de la culture et du tourisme.
[10] Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2004, pp. 30-31.