samedi 21 mars 2009

Newroz

En ce jour de Newroz, fête par excellence de la résistance contre la tyrannie (voir le topic de l’année passée), un petit topo sur les derniers développements touchant à l’identité kurde en Turquie était bienvenu.

Newroz pîroz be avant tout

Un évènement en particulier n’est pas passé inaperçu. Depuis le premier janvier de cette année, une nouvelle chaîne a été lancée à l’initiative de l’AKP : TRT Şeş - TRT Six - en kurde dans le texte. Le premier ministre issu de l’AKP, Recep Tayyip Erdoğan, promettant même de nouvelles “étapes” dans l’avenir et souhaitant prospérité à la chaîne en kurmancî. Parallèlement à cela, le président du Haut Conseil de l’Éducation - le YÖK -, acquis depuis peu à l’AKP, annonçait l’ouverture imminente de deux nouvelles chaires d’université consacrées à l’étude de la langue et de la littérature kurde. [Radikal sur l’ouverture de TRT Şeş]


Au vu de ces développements, il est clair que l’AKP a osé quelque chose qu’aucun autre parti de tradition strictement kémaliste n’avait imaginé jusqu’à présent : garantir la pleine diffusion d’un média en langue kurde avec les deniers publics. La mouvance d’en face, concurrente de l’AKP, c’est-à-dire le CHP ou ses avatars du passé, avait bien fait des “gestes” comme l’inscription de candidats du mouvement pro-kurde sur leurs listes - Leyla Zana étant la plus célèbre d’entre eux -, permis des émissions en langues kurdes sur des canaux publics (obligatoirement sous-titrées et à des heures de basse audience) ou faussement promu l’éducation en langue kurde par ce miroir aux alouettes qu’est l’enseignement privé. Mais, consacrer une chaîne entière à une langue dont la disparition était programmée de longue date, c’était trahir la pensée ethnocide de Mustafa Kemal, une certaine vision fascisante de la culture. Un pas qui n’a pu être franchi finalement que par un parti qui s’en écartait davantage historiquement bien qu’y souscrivant par ailleurs.

Le retour de la réalité

Bien sûr, on ne peut être complètement dupe. La fin justifiant les moyens, on aura compris que ce qui motive l’AKP n’est pas vraiment l’amour désintéressé du droit. L’anecdote, somme toute très banale, de la polémique autour d’Ahmet Türk alors qu’il prononçait moitié de son discours en kurde en février dernier est là pour le rappeler [Hürriyet pour les faits]. Si les réactions épidermiques du MHP, du CHP ou de l’armée peuvent être vues comme des non-évènements à ce propos [Hürriyet encore], le double-standard de l’AKP est bien plus révélateur. Comme par exemple, Köksal Toptan (AKP), speaker à l’assemblée nationale turque, qui s’est empressé de condamner les paroles d’Ahmet Türk comme “anticonstitutionnelles”. Ou mieux, à peine quatre mois plus tôt, la réaction ultra d’Erdoğan aux manifestants lors de sa visite à Hakkari. Il avait alors sorti de nulle part une surprenante règle des trois “un” [“tek millet, tek devlet, tek vatan” - Radikal] à l’instar d’autres politiciens bien avant lui.

Parmi les plumes les plus libérales de la presse à grand tirage, on trouve Mustafa Akyol [Hürriyet] dont la réaction est assez symptomatique d’une certaine Turquie progressiste : l’auteur se montre indulgent [lenient] vis-à-vis de l’action symbolique du député et se dote d’une vision évolutionniste et progressiste des choses. On apprend ainsi qu’il y a 10 ans, Ahmet Türk aurait fini en prison, tandis que maintenant, les réactions sont plus relaxes. Mais ce qui compte c’est de s’interroger sur le fond. Finalement ces Kurdes, veulent-ils être d’heureux citoyens [happy citizens] de la République de Turquie ou pas ? Car dans le cas contraire, on ferait face à une tragédie et on serait en sérieuse difficulté [in trouble]. Charge alors aux députés kurdes, de se comporter comme il faut...

Dans cette frange progressiste de la Turquie, au-delà de l’impossibilité de concevoir une dissolution pacifiste d’un état – comme la Tchécoslovaquie ou, on y viendra peut-être dans peu, la Belgique – le séparatisme n’a pas droit de cité comme opinion de citoyens libres dans une démocratie pourtant érigée comme objectif suprême. De plus, ce sempiternel évolutionnisme qu'elle déploie est biaisé car la référence - les années 90 - constituent une période particulièrement épineuse de la question kurde et n’illustre pas correctement “le passé”. Relativement et toutes proportions gardées, les années 70 étaient plus “libérales” alors qu’elles devraient être pires ou équivalentes en suivant cette logique.

La bataille des médias

En vérité, on peut dégager au moins deux intérêts dans la démarche de l’AKP. D’abord, un à court terme : l’AKP tente de gratter un maximum de voix kurdes en cette période d’élections municipales, et par-dessus tout, essaye d’obtenir la majorité dans un certain nombre de grandes villes symboliques, acquises jusqu’ici à d’autres partis. Soit Diyarbakir, au niveau du Kurdistan. On se souvient des paroles d’Osman Baydemir promettant à Erdoğan qu’il n’aurait jamais cette forteresse en parlant de la ville [“Diyarbakır kaledir, bu kale düşmez” / “Diyarbakir est une forteresse et cette forteresse ne tombera pas” – Radikal sur l’ouverture du procès pour cette phrase].

Ensuite, il y a un intérêt à plus long terme qui sert plutôt les desseins d’Ankara en général vis-à-vis du Kurdistan mais qu’on ne peut pas isoler complètement du premier. Un objectif qui n’est pas vraiment caché d’ailleurs et qui consiste à détacher l’opinion kurde des médias kurdes indépendants, essentiellement Roj-TV. Et donc du PKK comme disent certains pour abonder dans le sens de la menace terroriste.
Le PKK ne signifiant rien de précis, il faut plutôt lire “la mouvance pro-kurde”. En général, celle-ci englobe les HPG, (Hêzên Parastina GelForces de Défense du Peuple), ne menant plus de véritable lutte armée depuis plus de 10 ans, les membres du DTP, élus ou non, l’ensemble du tissu associatif kurde solidaire de la figure d’Abdullah Öcalan et jusqu’à la seule élue d’origine kurde du Parlement européen : Feleknas Uca. Roj-TV ayant un ton plutôt favorable à tous ces protagonistes.

Il faut voir aussi la venue de TRT Şeş comme l’aboutissement d’un processus qui a visé jusqu’ici à élaguer cette opinion : pressions, notamment par le biais des Etats-Unis, contre la Belgique et le Danemark qui abritent respectivement les studios et l’antenne de Roj-TV pour qu’ils l’interdisent, lourdes amendes infligées in fine à cette dernière… Toutes ces pressions ont toujours été des échecs, la chaîne dissidente a toujours pu émettre et de nombreux foyers kurdes ont toujours réussi à la capter au cœur du Kurdistan. Dès lors, s’adresser au public cible directement dans sa langue se dégage plus comme un plan B qui n’a été possible que grâce à un concours de circonstances pas forcément prévisibles au départ : la longue survie de Roj-TV, l’émergence de l’AKP comme parti politique,... Même si l'on peut supposer que la création de TRT Şeş ne soit pas appréciée par le mouvement pro-kurde, l'apparition d'une nouvelle chaîne en kurde n'a pu se faire que grâce à lui parce qu'il a toujours gardé la main sur son indépendance médiatique.

L’épisode Diyarbakir

À la fin de ce mois, on devrait être fixé sur le sort de la ville : ravie par l’AKP ou demeurant un bastion du DTP. Indépendamment de cela, jeter un regard retrospectif sur les élections précédentes dans la circonscription de Diyarbakir permet d’éclairer l’une des façons dont les voix kurdes sont toujours assujetties à la volonté d’Ankara.
Il faut d'abord comprendre qu’AKP et DTP sont aussi les deux seuls partis qui émergent véritablement dans les régions kurdes. Les partis républicains et kémalistes n’y ont pas vraiment la cote pour des raisons faciles à comprendre. C'est particulièrement vrai dans la capitale du Kurdistan septentrional où une bonne part de la population se compose des déplacés-forcés dont les terres et biens ont été redistribués par l'État aux milices.

Diyarbakir...

Or, lors des dernières élections nationales, la liste AKP et le groupe de candidats indépendants cumulés issus du DTP avaient récolté, grosso modo, 200.000 voix chacun avec une légère avance de 20.000 voix en faveur du DTP, tout souvenir bon et valide.
Malgré cette légère avance, sur les 10 sièges de députés à pourvoir au sein de l’assemblée nationale, l’AKP en avait ravi 6 contre 4 pour les députés indépendants du DTP, soit 50 % de résultat en plus, pour 20.000 voix en moins… De quoi déjà largement s’interroger sur la “démocratie” à la turque. À noter que si le DTP s’était présenté sous forme de liste, il aurait obtenu 0 sièges contre 10 pour l’AKP dans cette circonscription à cause du barrage de 10% nécessaire au niveau national.
La tactique de présenter des candidats indépendants, n’est à vrai dire pas du tout une parade au système comme on a voulu parfois le faire croire. Et certainement pas pour faire entendre la voix des Kurdes. Ainsi, sur les 4 candidats pro-kurdes ayant obtenu un siège, le hasard a fait qu’ils se sont partagé approximativement 50.000 voix chacun. En réalité, chaque candidat indépendant concourt contre toutes les autres listes mais aussi ses propres co-partisans.
De cette manière, un parti présentant des indépendants doit donc évaluer à l'avance le nombre de sièges qu’il espère au sein d’une circonscription donnée, présenter autant de candidats aux élections et escompter une bonne dose de chance pour une répartition équilibrée des votes entre eux, ce qui leur permettra à chacun d'atteindre le quorum nécessaire à la conversion en siège. Autant de contraintes auxquelles ne sont pas soumises les listes.
Pour les élections municipales, le barrage n’existe qu’au niveau de la circonscription et le DTP peut présenter des listes. Diyarbakir est donc une ville dont la municipalité est acquise au DTP mais qui envoient une majorité de députés AKP à l’assemblée. Une belle contradiction qui illustre bien à quel point l’AKP profite du mode de scrutin.
À ce sujet et pour rappel, la Turquie connaît un mode de scrutin proportionnel qui, normalement, multiplie le nombre de partis représentés et favorise la formation de coalitions. Au sein de l'assemblée nationale turque, il n'existe en fait que trois listes représentées (deux lors de la législature précédente). Et il n'y a eu aucune coalition sur les deux dernières législatures. On a donc affaire à un scrutin proportionnel... qui produit les effets les plus extrêmes des scrutins majoritaires. Encore une contradiction qui souligne le caractère boiteux des élections turques.

Le kurmancî tire son épingle du jeu

Pour la langue kurmancî, toutefois, cette conjoncture se dessine plutôt comme une victoire quoiqu’il en soit, car sa diffusion permet sa pratique et sa survivance indépendamment du média employé. Mais on ne peut pas tirer de conclusions hâtives car une langue n’a pas beaucoup de chances de survie dès lors qu’elle n’est pas reconnue dans un système de dominance d’une culture sur d’autres et qu’elle n’est pas enseignée publiquement dès le plus jeune âge.
Encore peut-on espérer à terme l’échec et le dépassement total du système de l’État-nation mais ça c’est une autre histoire…

1/2KL

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