mardi 25 septembre 2007

L'acharnement de la Turquie contre ses opposants à l'étranger

Dans le présent procès qui mobilise beaucoup le Clea, il y a un élément qui ne passe pas inaperçu : la Turquie se constitue partie civile et emploie un avocat pour la représenter. Il est vrai que, vu son gabarit, l'avocat en question ne risque pas de passer inaperçu pour celui qui assiste au procès mais ceci n'est que boutade ;-)

Ainsi, l'État turc qui ne peut bien entendu pas être traîné devant la Justice belge comme justiciable pour ses nombreux crimes, feu la compétence universelle ou pas - et il y aurait matière à raconter ! - a toutefois la possibilité de se constituer partie civile contre ses propres opposants politiques dans un pays étranger, jouant ainsi le rôle du deuxième procureur.

Du moins, c'est ce qu'avaient estimé les juges précédents. À nouveau, les avocats de la défense ont demandé l'annulation de cette mesure spéciale, l'un des nombreux éléments qui font de ce procès, un procès d'exception le situant en dehors des normes juridiques habituelles. La décision autour de cet enjeu doit tomber bientôt. A suivre donc...

Ce qui est encore plus intéressant, c'est que cela s'inscrit dans un interventionnisme classique de l'État turc directement dirigé contre ceux qui le contestent en dehors de ses frontières.

Comment se concrétise cet interventionnisme ?

Outre les avocats qu'elle recrute pour attaquer ceux qui émettent de l'information nuisible à son image et à son processus d'adhésion, la Turquie s'est dotée du fameux article 301 du code pénal qui prévoit l'incarcération d'une personne si elle insulte la Turcité (sic!), la République, les institutions et les organes de l'État. Le troisième paragraphe de l'article prévoit également l'incarcération si l'insulte est émise d'un pays étranger par un citoyen turc. S'il est suspecté d'insulte contre son pays, ce dernier n'a pas intérêt à y retourner en vacances par exemple...

Le procureur turc Kemal Kerinçsiz a été rendu célèbre pour s'être spécialisé dans les poursuites lancées au nom de cet article. Ainsi, des personnalités telles que Orhan Pamuk, le prix Nobel de littérature, Baskın Oran, professeur de sciences politiques à Ankara et auteur d'un rapport sur les minorités (qui a été commandé par le gouvernement lui-même !) ou même Hrant Dink, intellectuel d'origine arménienne assassiné au début de l'année sont ou ont été poursuivis en vertu de l'article 301.

Dans le cas de Baskın Oran, parler de minorités dans un pays qui n'en reconnaît aucune a été assimilé à une insulte contre l'État. Orhan Pamuk, quant à lui, a choisi de quitter le pays...

De plus, il existe un nombre conséquent de mandats d'arrêt internationaux lancés par la Turquie contre les militants kurdes et ceux de la gauche non-nationaliste.

Zübeyde Ersöz est une journaliste kurde. Ses écrits sur les agissements de l'État turc au Kurdistan dérangent. Au début de l'année 2006, elle est arrêtée au Grand-Duché du Luxembourg. La raison : la Turquie a lancé un mandat d'arrêt international pour terrorisme à l'encontre de la jeune femme. Durant plusieurs semaines, elle est humiliée et enchaînée aux mains et aux pieds comme un animal. Un comité de soutien réunissant déi Lénk, des verts luxembourgeois et des intellectuels s'émeut de son cas et se rassemble autour d'elle. Elle sera finalement libérée le 1er juin 2006 et obtiendra même le statut de réfugiée politique peu après (European Left).

L'arrestation de Bahar Kimyongür aux Pays-Bas l'année passée n'a pas non plus été oubliée au sein du Clea. On sait aujourd'hui qu'il s'agit d'une opération coordonnée avec la Belgique qui visait à l'extrader vers la Turquie. Chose impossible depuis la Belgique, puisqu'il en possède la nationalité. Cette révélation a fait la une de la Libre Belgique et du Soir du 20 septembre 2006. Le président de la réunion en vue de son extradition vers la Turquie n'était autre que le procureur fédéral Johan Delmulle en charge dans le "procès du DHKC" ; un fait grave qui pourrait lui valoir virtuellement des poursuites sévères.
Le principal des arguments déployés par l'État turc devant justifier son extradition et rejetés par le juge hollandais dans un sursaut de bon sens : une manifestation contre l'ancien ministre turc des Affaires étrangères İsmail Cem venu faire l'éloge de la démocratisation en Turquie au Parlement européen le 28 novembre 2000 !

La Maison Populaire de Genève est une association fondée par des exilés kurdes qui s'est notamment distinguée en menant une série de dénonciations contre ce type d'arrestations arbitraires comme en Allemagne où Süleyman Şahin fut à son tour l'objet d'un mandat d'arrêt lancé par l'État turc. Lui, pourtant, avait obtenu le statut de réfugié politique en 1996. Après une mobilisation en sa faveur, il a été relâché à la fin de l'année 2006.
La même association a fait campagne autour d'un autre cas : celui d'Erdoğan Elmas, également réfugié, également réclamé par la Turquie mais non extradable en fin de compte sur décision du Tribunal fédéral suisse.

À peine le temps de souffler, que déjà un autre mandat d'arrêt, une autre arrestation, un autre cas - celui de Binali Yıldırım - remobilise l'association kurdo-hélvétique : à nouveau le statut de réfugié n'inquiète pas Ankara, à nouveau on retrouve exactement les mêmes motivations politiques mais là, la Turquie tente sa chance en Espagne... (ASSMP)


Enfin, en juin dernier, on a appris que désormais c'est Avni Er, militant turc de gauche arrêté en Italie lors de l'opération du 1er avril 2004, que la Turquie réclame. Encore une fois, il s'agissait de quelqu'un de nuisible pour l'image de démocratie respectueuse des Droits de l'Homme qu'elle tente d'acquérir. En effet, Avni Er gérait un site web à Pérouse où il diffusait de l'information sur les violations aux Droits de l'Homme que les militants turcs subissent (voir ce topic).


En tout, il y aurait un millier de mandats d'arrêt internationaux lancés par la Turquie dans le monde...

En réalité, choisir l'opposition revient souvent à choisir l'exil. Doğan Özgüden et İnci Tugsavul le savent bien. Ce sont certainement les réfugiés et opposants turcs les plus connus en Belgique. Ils ont quitté la Turquie après le coup d'État militaire de 1971 mais depuis maintenant plus de 30 ans ils réalisent sans relâche un travail d'information considérable par le biais de leur fondation Info-Türk.
Le 8 mars 2006, leur travail informatif sur la situation des Droits de l'Homme en Turquie a été récompensé par l'İHD [İnsan Hakları Derneği - Association des Droits de l'Homme]. Bien que leurs inculpations par l'État-major turc remontent à de très nombreuses années, l'État turc ne leur pardonne pas cet engagement et il leur a été impossible d'aller chercher leur prix à İstanbul puisque un mandat d'arrêt local court toujours. De la sorte, le message très clair que veulent véhiculer les autorités turques est que le chemin de la militance, de l'opposition et in fine de l'exil est une voie à sens unique...


D'ailleurs, ceux qui mènent une activité jugée opposée aux intérêts de la Turquie doivent vivre avec la peur des représailles à l'encontre de leurs proches vivant toujours au pays. C'est ce qui est arrivé à Derwêş Ferho et à son frère Medenî Ferho dont le père et la mère agés respectivement de 85 et 80 ans ont été sauvagement assassinés le 2 mars 2006 par des escadrons spéciaux et des gardiens de village après avoir reçu de nombreuses menaces à cause des activités militantes de leurs fils (indymedia.be). Derwêş Ferho est président de l'Institut Kurde de Bruxelles et son frère est écrivain et travaille pour Roj TV, une chaîne de télévision entièrement en langue kurmancî (kurde) qui émet depuis l'Europe mais formellement interdite en Turquie... Faire sous-traiter l'assassinat des contestataires ou de leurs proches par des bandes mafieuses d'extrême-droite est une pratique courante en Turquie, une pratique dont l'affaire Hrant Dink n'a été que la pointe médiatique bien visible.


Un autre exemple de cet interventionnisme turc à l'étanger : la réaction de Fuat Tanlay, l'ambassadeur turc de Bruxelles auprès du quotidien De Standaard et de l'agence de presse Belga.
Alors que l'Institut Kurde de Bruxelles venait d'être incendié pour la seconde fois par des nationalistes turcs et que des personnes d'origine kurde étaient prises à partie par les mêmes groupes, le diplomate s'est plaint dans une lettre du 17 avril dernier de la "désinformation" opérée à ce sujet par l'agence de presse à laquelle il reprochait "d'accentuer les différences ethniques" (Info-Türk). On reconnaît ici la très classique désapprobation du gratin turc de l'emploi du terme "kurde".
Quelques jours auparavant, le même Fuat Tanlay sonnait les clairons de la lutte contre le terrorisme et mettait en avant de son argumentation les pseudo-réformes spectaculaires de la Turquie dans une lettre adressée au rédacteur en chef du Standaard pour... s'indigner que "Bahar Kimyongür le terroriste" ait le droit d'y publier son opinion et pour tenter d'obtenir la censure du journal. Ce devait être sans doute un trop plein de dépaysement...

De fait, les efforts pour le contrôle des esprits ne sont pas en reste non plus. Il faut savoir que dans chaque pays où une communauté turque est présente de manière significative, il existe généralement une représentation de l'Association de la Pensée d'Atatürk [Atatürkçü Düşünce Derneği] dont le travail consiste essentiellement à s'assurer que les dogmes kémalistes et le nationalisme turc soient bien assimilés par les expatriés. Toutes ces associations de par le monde sont directement gérées par une centrale depuis Ankara. Le culte obsessionnel et fanatique du portrait d'Atatürk et de l'Ay Yıldız, le drapeau turc, y est bien sûr de rigueur. À titre d'exemple, les manifestations nationalistes gigantesques d'avril et mai derniers en Turquie n'étaient autres que l'une de ses initiatives. Mais elle est aussi très active à l'étranger comme le 29 mai 2004 où l'Association de la Pensée d'Atatürk en Belgique [APAB] organisait une manifestation à Bruxelles contre un monument commémorant le génocide arménien (suffrage-universel.be).

De même, sur la toile, il existe toute une panoplie de sites qui n'ont d'autre ambition que celle de "rétablir la vérité sur la question arménienne", comprendre faire oeuvre de contre-information pour éviter par tous les moyens médiatiques possibles que le terme "génocide" ne soit employé à cet égard, et ce, jusqu'au ministère du tourisme turc (!)
Les sites négationnistes et les départements d'histoire financés par l'État turc à l'étranger et acquis à la négation de ce terme ne se comptent plus à tel point que l'historiographie dont la Turquie s'est dotée dans cette seule perspective fera grimacer l'historien Pierre Vidal-Naquet :

"De toutes les historiographies, la pire est évidemment l'historiographie d'État, et les États admettent rarement le fait d'avoir été criminels. [...] Mais les Turcs n'en sont pas là; ils offrent l'exemple même d'une historiographie de la dénégation. [...] Inutile donc de nous attarder sur une historiographie où tout est prévisible."

P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, ch. V, Paris, 1995.

On le voit, la Turquie est un État qui dépense des moyens considérables pour lutter contre la plus petite opinion divergente qui viendrait ébranler son kémalisme rigide et monolithique : moyens pénaux, mandats d'arrêt via Interpol, menaces et crimes ignobles, instrumentalisation des communautés turques expatriées ; rien n'est épargné. Employer des avocats et se présenter comme "partie civile" (et donc "victime") est certes une réaction empreinte de cynisme, mais c'est surtout d'une banalité consternante dans ce déploiment totalitarisant.

Encore qu'il ne faille pas perdre de vue que les exemples donnés ici ne représentent en eux-mêmes qu'un échantillon réduit dans l'espace et dans le temps, c-à-d principalement centrés sur la zone du Bénélux et s'étant déroulés depuis ces deux ou trois dernières années. Rien d'exhaustif donc mais assez pour que l'on puisse tout de même en tirer la conclusion qu'il n'existe probablement aucun autre exemple au monde où ce type d'acharnement ne soit porté aussi loin.

1/2KL

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